Une sorte de sidération a saisi les mondes politique et financier. Tout va si vite. En douze jours à peine, quatre banques, SVB, Crédit Suisse, Silvergate et Signature Bank ont fait faillite, et deux autres, First Republic et PacWest Bancorp, chancellent. La confiance dans le système bancaire semble s’être évaporée d’un coup. Et le mot de « crise » a refait surface.
Les milliards se sont mis à nouveau à pleuvoir en masse. Les banques centrales et les gouvernements ont renoué avec la méthode qui leur semble la plus simple, la plus directe et la plus efficace pour endiguer la contagion : l’argent magique. Mais seulement pour le monde financier.
En moins de dix jours, la Fed a débloqué plus de 300 milliards de dollars afin d’assurer la liquidité du système bancaire. La Banque centrale suisse a accordé de son côté 100 milliards de francs suisses pour venir en appui du sauvetage de Crédit Suisse par UBS. Les grandes banques centrales occidentales (Europe, Suisse, Canada, Japon) ont noué avec la Réserve fédérale un accord de swaps (échanges) pour assurer la liquidité en dollars du système financier international. Un dispositif qui s’était révélé essentiel lors de la crise de 2008.
Des règles à géométrie variable
De leur côté, les gouvernements multiplient les dérogations, passant outre toutes les règles instituées après la crise de 2008. Plus question de pratiquer la politique du chéquier ouvert pour sauver les banques, avait-on compris alors. Les limites de garantie des dépôts – jusqu’alors fixées à 250 000 dollars – ont sauté pour les clients de la SVB (des entreprises de high-tech et de nombreux fonds d’investissements et de capital-risque) : le fonds de garantie bancaire américain accepte de tout rembourser.
Dans la foulée, la secrétaire d’État américaine au Trésor, Janet Yellen, ancienne présidente de la Fed, s’est dite prête à prendre d’autres mesures si nécessaire pour garantir les dépôts dans d’autres banques, avant de rétropédaler le lendemain en affirmant qu’une telle mesure n’était pas nécessaire, puis de nuancer sa position à nouveau le surlendemain. Ces tergiversations illustrent le doute qui règne au sommet des autorités, qui se demandent s’il faut craindre ou non une contagion. Mais elles contribuent à nourrir un peu plus l’incertitude.
Plus question de payer à la place des actionnaires, avait-il été aussi arrêté après la crise de 2008. Pourtant le gouvernement suisse a accepté d’apporter 9 milliards de francs suisses – soit un engagement de 13 500 dollars (12 500 euros) par habitant, selon les calculs de Bloomberg, pour garantir les risques légaux et judiciaires après le sauvetage de Crédit Suisse le 19 mars.
Il a aussi décidé d’inverser la hiérarchie des engagements : les détenteurs d’obligations de la banque, normalement épargnés ou appelés en dernier ressort, ont vu effacer une partie de leurs créances (pour 17 milliards de francs suisses), tandis que ses actionnaires sont épargnés de l’essentiel des efforts. De nombreux observateurs ont vu dans ce choix une mesure pour ménager l’Arabie saoudite, dont l’une des banques est le premier actionnaire de Crédit Suisse.
Toutes ces interventions renvoient le signal d’une profonde inquiétude. Pourtant, les différentes autorités ne cessent de le répéter : les banques n’ont jamais été aussi solides, aussi résistantes. La présidente de la Banque centrale européenne (BCE), Christine Lagarde, l’a encore assuré en début de semaine au Parlement européen. Jerome Powell, le président de la Fed, l’a répété ces derniers jours.
Tous expliquent que la régulation instaurée après 2008 a permis de consolider le système bancaire et permet aujourd’hui d’éviter de redouter la catastrophe. Mais alors pourquoi quatre faillites bancaires en deux semaines, pourquoi tant de précipitation donnant l’impression d’une panique chez les décideurs politiques et financiers ?
« Ces dernières années, il y avait des débats pour savoir ce qui se passerait quand les banques centrales augmenteraient leurs taux et retireraient l’argent qu’elles ont créé hors du système financier. Maintenant, nous savons », écrit l’éditorialiste Larry Elliott dans le Guardian. Cela se passe mal, a-t-on envie de compléter.
L’héritage de l’argent gratuit : une instabilité accrue du système financier
Pendant plus d’une décennie, les banques centrales n’ont pas voulu prendre en compte les conséquences de politiques monétaires hors norme, de taux zéro et d’argent gratuit qu’elles ont refusé de canaliser et encore moins de contrôler. La main invisible du marché, selon elles, allait faire naturellement son œuvre : grâce à la transmission monétaire, l’argent gratuit allait naturellement retomber dans l’ensemble de l’économie.
Les résultats de ces choix se sont vite manifestés : l’argent gratuit des banques centrales a massivement été capturé par la sphère financière. Des bulles d’actifs se sont formées partout sur les marchés boursiers, sur les marchés de dettes, sur les marchés immobiliers, les fonds et les investisseurs se bousculant pour lancer des opérations avec des effets de levier gigantesques grâce à de l’argent à taux zéro. Mais la conséquence la plus visible a été un creusement des inégalités sans précédent depuis le début de XXe siècle, que les banques centrales n’ont cessé de nier.
Tout cela a entraîné une déformation inédite de l’économie et du système financier qui se retrouve aujourd’hui en partie dans les bilans des banques. L’origine des tensions actuelles se trouve dans ces déséquilibres précédents, créés par les banques centrales elles-mêmes, par leur création monétaire débridée, encourageant la multiplication de crédits et de dettes.
Une panique 2.0
Un premier constat s’impose d’emblée. Tout le monde est concerné, quel que soit le modèle, quel que soit le secteur. Même si dans cette bourrasque, ce sont d’abord les maillons faibles du système, ceux sur lesquels il existait des doutes ou entourés par les scandales qui sont d’abord tombés. Durant ces deux semaines, la panique a frappé deux banques travaillant avec le monde des cryptoactifs (Silvergate et Signature Bank), une banque spécialisée dans la high-tech (Silicon Valley Bank), une institution quasi bicentenaire (Crédit Suisse), une banque régionale américaine surtout exposée aux crédits immobiliers (First Republic Bank).
En acceptant de voler au secours de tous ces établissements, les autorités confirment une nette évolution : la distinction élaborée lors de la crise de 2008 entre les banques systémiques et les autres, entre celles qui devaient être particulièrement contrôlées et celles pour lesquelles les contrôles pouvaient être allégés, a explosé. Toutes sont considérées comme systémiques à un degré ou un autre.
Car toutes ces banques sont tombées pour la même raison : une crise de liquidités provoquée par un bank run, une vraie panique bancaire. Mais une panique 2.0 : en quelques clics, les clients de ces banques, par la seule entremise de leur smartphone, ont retiré leur argent. Toutes ont dû faire face à des retraits massifs et subits (10 milliards de francs suisses dans la journée de vendredi pour Crédit Suisse ; 7 milliards de dollars en une journée pour SVB ; 5 milliards de dollars pour First Republic Bank) qui les ont placées dans une impasse.
Ces retraits massifs portent évidemment la marque de la confiance disparue. Ils n’ont été que la dernière strate d’une migration qui avait commencé avec la hausse des taux. Alors qu’ils conservaient d’importants montants de liquidités sur les comptes, faute de savoir les placer quand l’argent était gratuit, de nombreux déposants, ceux avec les comptes les plus fournis, ont changé d’attitude quand les taux sont remontés : ils sont allés placer leurs avoirs sur le marché monétaire, en bons du Trésor américain, qui leur rapportait enfin quelque intérêt. Les banques qui avaient pris l’habitude de travailler avec ces masses d’argent se sont retrouvées fragilisées par rapport à leurs engagements. Le doute a fait le reste.
Ces déséquilibres sont aussi la traduction des montagnes de liquidités accumulées dans les banques. Ces montants gigantesques créent une instabilité accrue dans le système financier dont les autorités viennent seulement de prendre la mesure : ils peuvent se déplacer à la vitesse de la lumière venant alimenter la crainte et le soupçon chez tous les déposants qui réclament à leur tour de pouvoir retirer l’argent de leurs dépôts.
Face à cette fuite monétaire immédiate, toutes les mesures prudentielles, toutes les régulations instaurées depuis 2008 sont de peu d’effets. Et le temps est à l’urgence pour éviter la contagion.
D’où la décision de la Fed de mettre à disposition des banques autant de liquidités que nécessaire, en acceptant en garantie des titres au pair – c’est-à-dire sans prendre en compte la dépréciation de valeur que beaucoup d’entre eux ont subi depuis le rehaussement des taux. La mesure s’est avérée indispensable : les banques ont sollicité auprès de la Fed plus de lignes de liquidités d’urgence la semaine dernière qu’après la chute de Lehman Brothers.
C’est la raison qui a aussi poussé le gouvernement américain à proposer d’étendre sa garantie sur les dépôts : nombre de comptes sont bien au-delà des montants normalement assurés. En leur offrant une assurance totale, sans limite sur les montants, Janet Yellen cherche à stabiliser le système.
Au service de qui sont les banques centrales ?
Mais même si les autorités parviennent à stabiliser le système, le répit risque d’être de courte durée. Le durcissement monétaire mené par les banques centrales pour lutter contre l’inflation fait son œuvre, écrasant peu à peu la demande, comme le souhaitent les autorités monétaires. Les bulles commencent à se dégonfler, et notamment la bulle immobilière. La crainte d’une récession se matérialise petit à petit, avec son lot de faillites et de chômage. Toutes ces tensions vont à nouveau se concentrer dans le bilan des banques, notamment celles qui exercent leur métier de la façon la plus traditionnelle : prêter de l’argent pour financer l’économie réelle, les entreprises et les ménages.
En annonçant une nouvelle hausse des taux de 0,25 % le 22 mars, le président de la Fed a soutenu, comme l’avait fait la présidente de la BCE, Christine Lagarde, la semaine précédente, que la Banque centrale américaine a les moyens de poursuivre deux politiques à la fois : d’un côté, combattre l’inflation, en resserrant sa politique monétaire, en augmentant ses taux, en acceptant d’en faire payer le prix à l’économie réelle, quel qu’en soit le coût ; de l’autre, continuer « avec d’autres outils » à voler au secours des banques et du système financier, en leur distribuant par-derrière tout l’argent dont ils ont besoin.
Pour le système financier, l’essentiel est là : la voie dessinée en 1987 par Alan Greenspan, alors président de la Fed, se perpétue : il est assuré de continuer de bénéficier d’un put – c’est-à-dire d’une garantie d’achat – de la part des banques centrales, qui le préserve de toutes pertes, de tous risques. L’argent magique va continuer de couler.
Le problème est que cet argent magique ne sert qu’aux banques et au système financier, renforçant toujours plus étroitement les relations et les protections d’un capitalisme financier totalement assisté avec les banques centrales et les États. Mais il n’est jamais destiné aux populations, à leurs besoins sociaux et écologiques. Inévitablement, la question va s’imposer à un moment : au service de qui sont les banques centrales ?