Coups de poing et saluts nazis : à Bordeaux, le procès d’une « expédition punitive » d’extrême droite 


Deux croix chrétiennes détonnent dans la salle d’audience. Sur la première, une toile monumentale accrochée au-dessus du président Charles Moynot, est cloué Jésus. Sous la seconde, tatouée derrière le crâne chauve de Yanis I., figure une devise en latin à moitié cachée par son col de chemise : « Si tu veux la paix, prépare la guerre. » Nerveux, le prévenu se retourne souvent pour surveiller les allées et venues. 

Au tribunal correctionnel de Bordeaux, jeudi 23 et vendredi 24 mars, les huit jeunes hommes assis au premier rang comparaissent pour des « violences à caractère raciste » en réunion, avec usage de gazeuses, et un outrage sexiste. Malgré les dénégations de certains, les enquêteurs les associent au groupuscule identitaire Bordeaux nationaliste, dissous en conseil des ministre le 1er février dernier. À part Yanis I., déjà condamné pour des délits routiers, leurs casiers sont vierges.  

Ils sont soupçonnés d’avoir participé dans la nuit du 25 juin 2022 à une « expédition punitive » dans le quartier Saint-Michel, poste avancé de la gentrification bordelaise qui conserve une réputation populaire et cosmopolite. Eux parlent d’une « soirée festive » entre amis, la vingtaine pour la plupart, démentent toute « provocation » et jurent qu’ils ne cherchaient pas la bagarre. 

Dans le quartier Saint-Michel, le 25 juin 2022. © Document Mediapart

Cette version résiste difficilement aux images tournées par des riverains ce soir-là et projetées dans le tribunal. À deux heures du matin la petite bande déambule dans les rues, scande des slogans – « Mélenchon, fils de pute », « Bordeaux nationaliste », « On est chez nous », « Et ils sont où les antifas ? » – et imite des cris de singe (selon eux, des cris de spartiate). Quelques-uns font des saluts nazis, bras tendu, qu’ils présenteront en temps utile comme un « salut romain » ou un clapping de stade.  

Le bazar qu’ils mettent interpelle les passant·es et réveille les riverain·es. Plusieurs témoins rapportent des propos lancés sur leur chemin : « Va sucer des bites de nègres et d’Arabes », « la France aux Français », « Nique l’Algérie ». Marie D., qui rentre chez elle avec un ami, rapporte qu’un individu masqué s’est approchée d’elle pour la traiter de « sale pute, sale meuf » pendant qu’un autre faisait le salut nazi sous ses yeux. « Choquée et énervée », elle a déposé plainte par la suite pour « outrage sexiste ». 

Coups de poing, de pied, de lacrymo

À la barre, la jeune femme de 27 ans n’a pas l’intention de s’apitoyer sur le sort de ces types, pour certains rugbymen ou motards, invoquant le « racisme anti-Blancs » qu’ils subissent et les agressions dont ils ont eux-mêmes été victimes au cours de leur vie. « Quand on a un passé compliqué, quand on se sent isolé, messieurs, on s’instruit, on se cultive. On n’a pas de comportement haineux envers les autres. » 

Assis à côté de Marie D. à l’audience, Amin E., un commercial de 37 ans, a assisté depuis sa fenêtre à l’arrivée tonitruante du groupe dans le quartier. Il décide de descendre pour « prévenir les petits jeunes, toujours posés au bas de la rue, qu’un danger arrive » et tombe nez à nez avec ces intrus, aux prises avec des passants. Un homme lui paraît en difficulté. Cet enseignant a aussi déposé plainte pour des coups et un gazage à la lacrymo, laissant son avocat le représenter au tribunal. 

Sommé de dire s’il est « français ou algérien » et sentant une main passer dans son dos, Amin E. reconnaît avoir mis le premier coup de poing. En réponse, il se tabasser à coups de poing, de pied et de lacrymo, ce qui lui vaudra quatre jours d’incapacité totale de travail (ITT). La rixe se transforme en bataille rangée d’une quinzaine de minutes, avec des projectiles qui volent.  

Le soir de leur excursion à Saint-Michel, les membres du groupe ont fièrement posé devant le Singe vert, un bar fréquenté par les antifascistes, quelques pintes à leurs pieds. Dès le lendemain, la photo est postée sur le canal Telegram identitaire « Ouest Casual », accompagnée d’une légende qui les présente comme des « nationalistes » ayant fait face à « 25 racailles immigrantes et dealers ».  

Sur cette image, la moitié d’entre eux a le visage masqué. Certains font un signe avec trois doigts, le « salut de Kühnen », en vogue dans les milieux nationalistes pour contourner l’interdiction du salut hitlérien. À l’audience, les prévenus affirment en ignorer le sens ou tablent sur la polysémie : les trois doigts peuvent faire référence à la Trinité chrétienne aussi bien qu’à la devise pétainiste « Travail, famille, patrie »

Trois jours après les faits, plusieurs d’entre eux déposent plainte. Ils prétendent avoir été agressés par un nombre approximatif de Maghrébins (trois ou quatre, ou une dizaine), armés de couteaux (ou de machettes, voire d’armes à feu), alors qu’ils intervenaient pour porter secours à un couple. Ils auraient même été traités de « sales Blancs ». Personne d’autre qu’eux n’a assisté à cette scène, invisible sur les images, et aucun couple ne s’est manifesté. « Cette agression n’a jamais existé », résume la procureure. En tout cas, elle scelle leur version pour l’avenir : ils se sont simplement défendus. Le 22 février dernier, après plusieurs mois d’enquête, les fêtards nationalistes sont interpellés et placés en garde à vue.

Depuis des mois, les milieux associatifs bordelais s’inquiètent d’une multiplication des coups d’éclat de l’extrême droite, sous l’étiquette Bordeaux nationaliste (qui compterait quinze à vingt membres), Bastide bordelaise (un nouveau groupe apparu à l’été 2022) ou Action directe identitaire – la signature des tags apposés de nuit sur le Planning familial, des mosquées ou des associations de soutien aux immigré·es. 

Le 7 décembre 2022, des hommes armés au visage masqué se sont aussi invités à une conférence des députés La France insoumise (LFI) Louis Boyard et Carlos Martens Bilongo à l’université. Plusieurs enquêtes sont en cours. L’une d’entre elles doit déboucher sur un procès, le 7 avril prochain, pour des actes anti-LGBT commis lors de la Marche des fiertés du 12 juin 2022. Parmi les neuf prévenus convoqués ce jour-là, deux font partie des mis en cause pour la descente à Saint-Michel : Yanis I. et Enzo L.  

Entre Rassemblement national et émoji Hitler

Les deux hommes se seraient connus au sein de Génération Zemmour Bordeaux, mais Enzo L., apprenti mécanicien de 19 ans, préfère esquiver les questions politiques d’un simple « je n’ai rien à dire ». Métis italo-réunionnais, employé du bâtiment refoulé par la Légion étrangère, Yanis I. est plus bavard. Il se présente comme un « militant de droite », ulcéré par la « racaillisation de ce pays », mais dément tout lien avec Bordeaux nationaliste, même s’il a habité dans leur local, surnommé « Le Menhir ». 

« Quand on a les idées que j’ai aujourd’hui en France, on est persécuté », soutient-il, au bord de dégoupiller face aux « questions stupides » des associations s’étant constituées parties civiles. Chez lui comme chez d’autres, la police a retrouvé un cran d’arrêt, une bombe lacrymogène, une batte de base-ball et une vaste collection de produits dérivés : des autocollants « Au fusil ou au couteau, nous imposerons l’ordre nouveau », « Qu’ils retournent en Afrique » ou des émojis avec la mèche et la moustache d’Adolf Hitler.

Fabien A., ouvrier du bâtiment de 24 ans, et Mickaël S., moniteur d’auto-école de 38 ans, se disent plutôt proches du Rassemblement national, sans y militer. « Pour moi, être nationaliste, c’est faire passer les gens de sa propre nation avant les autres », avance Roméo D., 23 ans, ouvrier du BTP vivant à Saint-Jean-de-Luz, qui revendique la paternité du compte Instagram « Bayonne nationaliste ». L’expert psychiatre a conclu à une légère altération de son discernement pour cause de syndrome post-traumatique, après une grave agression à coups de barre de fer, il y a cinq ans. Depuis, il se promène avec une gazeuse et reconnaît en avoir fait usage à Saint-Michel. Mais il n’est pas le seul. 

Le président sonde les huit jeunes hommes pour savoir qui serait prêt à condamner le nazisme. « Inadmissible et d’un autre temps », lance Roméo D., sûr de sa formule. « Je n’ai pas les mêmes idées que les nazis », avance Fabien A., concis. « Je condamne », jure son frère Lucas, plaquiste de 20 ans, le seul à avoir reconnu dès sa garde à vue avoir fait un salut nazi à Saint-Michel. « Vous savez ce qui s’est passé pendant la Shoah ? », lui glisse Arié Alimi, l’avocat d’Amin E. Réponse : « Je sais pas, c’était en quelle année ? » 

« C’était pas mère Teresa ni l’abbé Pierre » 

Seul Florian J., intérimaire de 22 ans vivant aussi à Saint-Jean-de-Luz, joue une partition franchement discordante. « C’est une soirée que je regrette, ce ne sont pas du tout des idées que je partage », soutient le jeune homme, témoin de propos « exécrables ». « C’était la deuxième fois que je venais à Bordeaux et que je visitais une grande ville. Je ne me voyais pas me balader tout seul. » Ancien ami de Roméo D., il assure avoir « coupé les ponts » juste après le 25 juin. Son avocate, Aurore Le Guyon, demande une « peine symbolique » pour cette « pièce rapportée » de l’affaire, capable d’exprimer « des remords »

Entre deux eaux, Alexandre L., 26 ans, a fréquenté Bordeaux nationaliste pendant « environ trois ans ». Son « dégoût de la politique » et sa « vision traditionnelle de nos sociétés » l’ont poussé dans les bras de ce « groupe de camaraderie » mais l’affaire lui a coûté son nouvel emploi de dessinateur industriel dans l’aéronautique militaire, alors qu’il venait de s’installer à Paris. « Ma vie a basculé », résume-t-il, avant de présenter ses « excuses aux personnes qui ont pu se sentir blessées »

« Pour moi, les agressions d’extrême droite, c’était il y a vingt ans, dans les reportages », commente la partie civile, Amin E., fier d’avoir fait son « devoir de citoyen » en essayant de les arrêter. « J’ai senti un danger imminent. C’était pas mère Teresa ni l’abbé Pierre en face de moi. » 

Ce ne sont pas des militants que vous avez devant vous. Ils sont incapables de défendre leurs idées. Ce sont des délinquants.

Maleine Picotin-Gueye, avocate de la Licra

Son avocat, Arié Alimi, enfonce le clou : « Il n’y a pas deux camps qui s’opposent. L’antifascisme, ça n’est pas un camp, c’est une conscience du péril. J’aurais aimé que mes compatriotes de confession juive, il y a quelques décennies, puissent avoir des gens comme lui, qui osent se lever, descendre et résister. » De la même façon, Khady Ba, avocate de Marie D., rappelle que sa cliente a été insultée « parce qu’elle a osé tenir tête à des hommes qui se sentent forts ». « Ce n’est pas aux antifas qu’on s’en prend ce soir-là, mais à des passants », ajoute Dominique Laplagne, conseil de Guillaume F., l’enseignant qui a été gazé et frappé. 

À leurs côtés, trois associations se sont constituées parties civiles et demandent des dommages et intérêts. Maleine Picotin-Gueye, pour la Licra, appelle le tribunal à condamner les auteurs de cette « ratonnade au quartier Saint-Michel ». « Ce ne sont pas des militants que vous avez devant vous. Ils sont incapables de défendre leurs idées. Ce sont des délinquants. » Pierre-Antoine Cazaux, avocat et coprésident de la Ligue des droits de l’homme à Bordeaux, s’inquiète d’une « compétition entre ces groupes au niveau national ». Ophélie Berrier, pour SOS Racisme, rappelle que « les riverains ont été particulièrement choqués » et que certains, notamment des sans-papiers, ont renoncé à porter plainte par « peur d’apparaître dans cette procédure »

Dans son réquisitoire, la procureure Aglaé Fradois fustige encore « l’idéologie fondamentalement belliqueuse, xénophobe, haineuse » des prévenus, comparés à un « commando » qui tente de s’en sortir par « le mensonge et la dissimulation ». « Ne soyez pas dupes », enjoint-elle au tribunal, face à des prévenus « insérés, qui s’expriment bien » mais « blessent la société ».  

Contre sept des huit prévenus, la représentante du parquet requiert deux ans de prison, dont un an ferme en détention à domicile sous bracelet électronique, et un an de prison assorti d’un sursis probatoire. La partie ferme de la peine serait réduite de moitié pour Roméo D., afin de tenir compte de l’altération constatée de son discernement. Tous auraient par ailleurs l’obligation d’accomplir un stage de lutte contre les discriminations et l’interdiction de détenir une arme pendant cinq ans. La procureure requiert enfin 1 000 euros d’amende contre chacun, pour l’outrage sexiste. 

Gaessy Gros, avocat de Roméo D., plaide la relaxe pure et simple, au nom d’une « application stricte de la loi pénale ». Malgré les « idées nauséabondes » de son client, il soutient que celui-ci n’a participé à aucune des infractions reprochées. En défense des six autres prévenus, Émile Tribalat appelle le tribunal à « faire abstraction du brouhaha médiatico-politique » et du « raisonnement par hypothèses » de la procureure. À ses yeux, des « doutes » et des « incohérences » dans les récits des plaignant·es imposent des relaxes partielles et des peines moins sévères. Le tribunal doit rendre son jugement le 16 mai. 





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