Sainte-Soline, Vanzay (Deux-Sèvres).– Les traits des visages sont tirés. À 16 h 30, samedi 25 mars, quatre jeunes street medics mobilisés au cours de la manifestation contre les mégabassines de Sainte-Soline font déjà état d’une « centaine de blessé·es » du côté des manifestant·es. En début de soirée, les organisateurs évoquaient de leur côté « pas moins de 200 » manifestants blessés, dont dix hospitalisés et un dans le coma. « Le gouvernement ne connaît que l’outrance et la répression brutale », dénonce le collectif.
Dans un point presse à 17 heures, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin avait quant à lui dressé un bilan, « peut-être pas définitif », de vingt-quatre gendarmes blessés, dont un en urgence absolue.
Sur place, tout est monté très vite. Très fort. À la mi-journée, en moins d’une heure, des gaz lacrymogènes se sont mis à pleuvoir sur les opposant·es aux bassines arrivé·es par milliers en première ligne au pied du chantier de Sainte-Soline. Un canon à eau est actionné. Deux véhicules des forces de l’ordre sont incendiés. Les sirènes d’avertissement couvrent alors les sonorités de la batucada qui avait accompagné l’un des trois cortèges pendant six kilomètres à travers champs.
Les blessé·es commencent à être évacué·es en toute hâte à dos d’homme ou sur civière. Les victimes sont posées sur un terre-plein au milieu des champs. Dans la panique, on voit même s’enfuir des cervidés en quête d’une cachette. Quelques minutes plus tard, une vingtaine de quads de policiers fait irruption au milieu des blés, provoquant un mouvement de repli des opposant·es.
« La répression est de plus en plus forte, et pourtant ça pétait déjà bien à Notre-Dame-des-Landes ! Mais là, c’est passé à un stade supplémentaire », commentent, une fois le calme revenu, des ami·es venu·es en minibus depuis Notre-Dame-des-Landes et resté·es un peu plus en retrait. Pour ces camarades, après la résistance au projet d’aéroport, « la lutte contre les projets inutiles et écocidaires se poursuit », et elle a pour épicentre les Deux-Sèvres.
Les manifestants réclament un moratoire
Des hommes et femmes de tous âges, syndiqué·es ou pas, routier, étudiant·es, retraité·es, paysan·nes, doctorante, percussionnistes, tromboniste de fanfare, toutes et tous venus des Hautes-Alpes, d’Auvergne, d’Ille-et-Vilaine, d’Italie, de Clermont-Ferrand et d’ailleurs, ont convergé à l’appel des Soulèvements de la Terre, de la Confédération paysanne et de l’association Bassines non merci.
Ils réclament un « moratoire » sur les réserves artificielles de stockage d’eau pour l’irrigation, que le gouvernement veut multiplier sur le territoire français en guise d’outils de « résilience » pour l’agriculture face au dérèglement climatique.
Jean-Noël, sa compagne et leurs deux fils ont traversé la France pour venir. « En Ardèche, on est confrontés depuis le mois de juillet dans notre village de 800 habitants à des pénuries. Tous les jours, on se fait livrer de l’eau. Les bassines sont une aberration. Si on ne fait rien, que va-t-il se passer pour nos enfants, pour les générations futures ? », questionne Jean-Noël.
« L’agriculture intensive, le glyphosate, les pompages d’eau dans les sols, ça fait partie de la même hérésie », s’agace Didier, Nantais de 30 ans qui travaille dans le secteur de la viticulture. Un groupe d’une dizaine de Bordelais âgés de 18 à 30 ans a fait du covoiturage pour arriver, malgré l’arrêté préfectoral interdisant « tout attroupement » et « la circulation d’engins agricoles » dans les secteurs de Sainte-Soline et de Mauzé-sur-le-Mignon de vendredi à dimanche.
« Les bassines, c’est un énième pied de nez à la sobriété et à l’équité », explique l’un d’eux, masque et lunettes sur le visage pour se protéger des lacrymogènes. Comme ce jeune homme, la totalité des participant·es à la mobilisation a le visage protégé en prévision des « gazages » et du fichage policier. Beaucoup sont habillé·es d’un bleu de travail, devenu le vêtement emblématique de la lutte, en hommage aux « ouvriers » et à « l’eau ».
Vendredi, la Coop de l’eau 79, propriétaire des réserves de substitution de Sainte-Soline et de Mauzé-sur-le-Mignon dans les Deux-Sèvres, a relayé auprès de la presse des vidéos qu’elle a réalisées. On y voit six agriculteurs des deux communes faisant valoir le bien-fondé de leur projet agricole.
Parmi eux, Arthur, 29 ans, qui fait pousser de la luzerne, de l’orge, du blé. Il est aussi éleveur de chèvres. Pour lui, la bassine permet de maintenir « l’autonomie fourragère » du troupeau. Emmanuel, à la tête de 150 hectares de productions végétales et de volailles a toujours eu pour « souci d’économiser l’eau », à la fois pour assurer la « rentabilité » de son exploitation et par « respect de ce bien commun ».
Mais samedi, les arguments de la Coop de l’eau et des irrigants sont inaudibles. « L’accaparement » des nappes par une poignée, « la privatisation d’un bien commun », les effets du dérèglement climatique sur les rivières, la nécessité de préserver la « nature », les pertes par « évaporation » de l’eau maintenue inerte sous le soleil, sont sur toutes les lèvres. « La base, c’est de réfléchir à une agriculture moins consommatrice d’eau », objecte un Berrichon de 60 ans.
Interrogé par Mediapart sur les pertes par évaporation, le syndicat mixte Vendée-Sèvres-Autizes, propriétaire de plusieurs ouvrages en Vendée, affirme que celles-ci, enregistrées d’avril à fin octobre, sont « modestes » et de « l’ordre de 3 à 8 % du volume total ».
Parmi les forces en présence, les syndicats (FSU, Sud-Solidaires, la CGT, la Confédération paysanne), des antifascistes, des anarchistes. Du côté des partis politiques : La France insoumise, le Nouveau Parti anticapitaliste, Europe Écologie-Les Verts, le PCF.
En marge de la marche, le député européen (Les Verts/ALE) Benoît Biteau, agriculteur originaire du Poitou-Charentes et figure des antibassines, a fait valoir qu’il « ne s’agit pas de nier que l’eau et l’irrigation sont importantes pour l’agriculture, mais simplement de rappeler que l’eau est un patrimoine commun, et qu’elle ne peut être accaparée par une minorité d’agriculteurs au détriment de l’intérêt général ».
Il a d’ailleurs rappelé qu’une « procédure est engagée au Parlement européen pour vérification de la conformité [des projets] avec neuf directives européennes, dont la directive-cadre européenne sur l’eau ».
Connexions internationales
À 49 ans, Frédérique a fait le déplacement depuis le Lot. Elle était déjà présente il y a quelques mois, lors de la précédente mobilisation dans les Deux-Sèvres. « Chez nous, il y a des projets [de réserves artificielles], mais rien n’est officiellement évoqué. C’est assez étouffé », estime l’animatrice radio.
Elle est de nombreuses batailles : sur « les sujets écolos, les migrations, pour la retraite à 60 ans », et même en son temps « le fauchage d’OGM ». Pour l’animatrice, le mouvement antibassines s’est mué en convergence des luttes écologiques et sociales qui agitent actuellement la France. « Sainte-Soline, ça part de l’agriculture, mais aujourd’hui, c’est un rassemblement plus large de revendications pour une société plus équitable et meilleure. »
« La lutte est d’autant plus importante aujourd’hui car il y a un contexte général de résistance contre le rouleau compresseur néolibéral, analyse une membre du collectif d’artistes de Paris Zadart. Initialement, le mouvement antibassines correspondait à une lutte très locale, très spécifique, mais elle fédère aujourd’hui et devient emblématique des luttes internationales contre l’accaparement de l’eau. »
Coiffés de créations en tissu représentant l’outarde canepétière, un oiseau menacé devenu l’emblème de la contestation dans le Poitou, les trois artistes ont déjà défilé plusieurs fois contre les réserves de substitution.
« Sainte-Soline, c’est une lutte internationale qui porte des revendications universelles », explique une membre des No Tav, ce mouvement italien qui avait vu le jour dans les années 1990 en opposition au projet de ligne à grande vitesse entre Turin et Lyon.
Les activistes ont quitté Turin quelques jours plus tôt pour rappeler qu’ils sont contre « la grande industrie » et pour apporter leur témoignage, alors que « dans le nord-est de l’Italie, il y a aussi une grande sécheresse » : « On n’a plus de neige, plus de pluies. Malgré cela, la classe politique n’est pas vigilante, elle ne décide pas de stratégies de préservation de l’eau. »
« Il faut une convergence des luttes économique, politique, écologique », a pressé la députée La France insoumise de la Haute-Vienne Manon Meunier. Convergence dans un contexte très tendu dans l’Ouest. Ces derniers mois, des militants antibassines ont été condamnés à de la prison avec sursis (lire ici et là) et à des amendes. Le Deux-Sévrien Julien Le Guet, porte-parole de Bassines non merci, a été déféré et placé sous contrôle judiciaire le 17 mars pour « dégradation ou détérioration du bien d’autrui commise en réunion le 30 octobre 2022 à Sainte-Soline ».
Mercredi, selon France Bleu, 200 irrigants de Charente-Maritime ont exprimé leur colère à La Rochelle pour « continuer à pouvoir irriguer et qu’il n’y ait pas d’interdiction d’utiliser des pesticides sans solution ». Le même jour, dans la soirée, le vice-président de Nature Environnement 17 était visé par des actes d’intimidation à son domicile. L’association a porté ses dernières années plusieurs recours devant la justice contre les constructions de mégabassines et contre les autorisations administratives fixant les quotas d’eau annuels pour l’irrigation.